L’automatisation de tâches autrefois réservées à l’Humain (concepteur, formateur, apprenant) peut inquiéter. La gamification, le jeu collectif numérique, peuvent-ils faire contrepoids ? À moins d’être à leur tour investis par l’IA ? Troisième temps d’une conversation entre Isabelle Dremeau (Consultante formation, L’Atelier du Formateur) et Michel Diaz (Féfaur, e-learning Letter)…
Gamification, usage de l’IA : deux tendances fortes de la formation ?
Isabelle Dremeau : La gamification des apprentissages tout autant que l'intelligence artificielle (IA) s’imposent dans le domaine éducatif et dans celui de la formation en entreprise. On s’aperçoit que cette double tendance nourrit un besoin d’innovation de plus en plus présent auprès des structures de formation. La gamification permet de renforcer considérablement l’engagement des collaborateurs dans leurs parcours de formation plus attractifs. L’intelligence artificielle surprend par sa rapidité d’adoption, elle est un outil d’ores et déjà efficace pour améliorer l’individualisation des activités et pour automatiser nombre de tâches. Si elle propose une nouvelle manière d’appréhender certains aspects de la formation, beaucoup de questions, notamment éthiques, restent en suspens.
Les activités de gamification pourraient devenir une sorte de contrepoids à l’usage de l’IA en formation ?
Isabelle Dremeau : Les formateurs qui intègrent des jeux dans leurs stratégies et modalités d’apprentissage le savent pour l’avoir expérimenté : une séance de formation « ludifiée », qu'elle soit se tienne en présentiel ou à distance, avec ou sans support numérique, une telle séance accroît l’impact de la formation sur le groupe des apprenants, car la gamification contribue au développement des interactions sociales, de la collaboration et de la créativité. Partage d’expérience, création de liens émotionnels favorisant l’ancrage des connaissances en cours d’acquisition : les mécanismes du jeu conduisent les apprenants à oublier qu’ils sont en train de se former… Cela fonctionne !
De même, les activités de gamification plus individuelles renforcent la motivation intrinsèque de l’apprenant qui va chercher à aller au bout du parcours pour collecter encouragements, récompenses et preuves de sa progression. Il peut s’agir de simples jeux cartes, de jeux de plateaux pour aller vers d’autres formes de jeux aux scénarios plus poussés comme les escape games ou les jeux sérieux. En immersion dans le jeu, les apprenants ne pensent plus à aller chercher la solution de leurs énigmes en dehors du jeu, mais puisent instinctivement dans leurs connaissances pour surmonter les obstacles et avancer dans le jeu… en oubliant l’IA qui, on l’a vu dans un échange précédent, pourrait être sinon un facteur de stress dans les pratiques d’évaluation.
À voir les apprenants si enthousiastes à la fin d’une session ludique, assurément, l’introduction du jeu en formation crée des effets stimulants immédiats sur l’apprentissage. Une conception rigoureuse des mécanismes du jeu, alignée sur les objectifs pédagogiques reste la clé du succès.
En associant IA et gamification, on obtiendrait donc un cocktail détonnant…
Michel Diaz : L’IA peut-elle renforcer les pratiques et la performance de la gamification des apprentissages ? Isabelle a pointé les vertus de la gamification et, finalement, le fait que l’IA doit pouvoir faire bon ménage avec elle… D’abord, notons que, si le jeu est d’usage universel et ancestral dans le champ des apprentissages, et qu’il est loin de concerner seulement les êtres humains, la notion de gamification est plus tardive. Elle s’impose progressivement avec l’émergence de portails numériques de formation qui misent sur le collaboratif : possibilité pour les utilisateurs, individuellement ou en équipe, de participer à des défis ; affichage dynamique du classement en temps réel (leader board) ; possibilité de commentaires par les apprenants ; note donnée aux ressources pédagogiques proposées par le portail, etc. Le web 2 et les réseaux sociaux sont passés par là ! De même que les smartphones, qui restent le principal “device” pour ces jeux numériques, dans le privé et, par extension, dans le monde du travail.
De ce point de vue, vous distinguez Serious Games et gamification ?
Michel Diaz : Oui et non. Si l’on s’en tient à ce que nous dit le marché, les Serious Games précèdent chronologiquement la gamification : il y a plus d’une dizaine d’années, l’offre en Serious Games, qu’il s’agisse notamment de Serious Games créée sur mesure par des agences spécialisées ou d’outils auteur censés simplifier et réduire les coûts de cette modalité de formation, l’offre, donc, a connu une certaine faveur auprès des Directions Formation. D’abord, parce que le Serious Game permettait de rompre avec la lassitude de l’e-learning traditionnel ; ensuite, parce qu’il promettait une intégration plus grande des savoirs acquis et de leur mise en application, ce qui présente un énorme avantage, par exemple, dans des secteurs d’activité (industrie, santé) où l’apprenant ne peut se permettre de s’exercer dans “le monde réel”, compte tenu des risques et des coûts encourus. Dans un premier temps, le Serious Game est une modalité individuelle, puis il devient multijoueurs, alors qu’apparaît en parallèle la notion plus large de gamification déjà évoquée.
Quelles sont les promesses de l’IA dans cette longue trajectoire ?
Michel Diaz : Derrière les Serious Games et la gamification de la formation, les données sont en embuscade ! Contrairement à l’e-learning linéaire qui s’exprime à travers des modules d’interaction sommaire, ces approches produisent un volume considérable de données, parce qu’elles permettent de multiplier les interactions entre l’apprenant et le système (plateforme, outils, contenus, parcours de formation, évaluations, etc.). Des données, par ailleurs, qui ne sont pas seulement individuelles, car dans le jeu multijoueurs ou dans les défis proposés par les Learning Portals, elles portent également sur les interactions entre les joueurs x apprenants. Si l’on s’en réfère au seul modèle de Kirkpatrick, ces données tracent aussi bien les savoirs acquis que leur mise en application, les formations qui ont le plus de succès ; si l’on se réfère au 70/20/10, sont tracées les données formelles, informelles, sociales… Si l’on y ajoute les modalités d’Immersive Learning, qui tiennent par bien des aspects à la gamification, on peut finalement parler de « big data » de la formation. Pour répondre de façon synthétique à la question, on peut considérer que l’IA promet de transformer ce big data créé par la gamification en « smart data », c'est-à-dire en données réellement exploitables pour doter la gamification d’une puissance d’engagement sans commune mesure avec le passé, d’une personnalisation toujours plus accomplie et, surtout, au service plus serré des enjeux de formation…
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